La dissolution de la structure œdipienne :
Lorsque les contraintes liées à la nécessité de trouver une issue au complexe d’Œdipe ne sont plus les organisateurs du psychisme, le risque apparaît d’un fonctionnement narcissique marqué par un fantasme d’auto-engendrement.
Le fantasme d’auto-engendrement (P-C Racamier), désigne le fantasme central de l’Antoedipe (organisation essentielle et spécifique du conflit des origines en tant qu’elle prélude à l’œdipe), « fantasme aux termes duquel le sujet se vit lui-même comme générateur de sa propre existence, le sujet s’intronise comme engendreur unique de soi-même et du monde, au lieu et place des parents et des ancêtres, ce qui tend à évincer radicalement l’Œdipe et les générations. » (Paul-Claude Racamier, Cortège conceptuel).
Cette configuration permet de faire l’économie des angoisses universelles et de maintenir une illusion de toute-puissance.
En effet, sont ici déniés : la scène originaire, la castration (=le fait de s’expérimenter limité, voué à une incomplétude constitutionnelle, mortel) et la différence des sexes.
1. Le mythe de l'Androgyne :
Il est une conception plus ancienne de la légende de Narcisse, sous une forme différente, il s’agit du mythe de l’Androgyne dont Le Banquet de Platon la présente ainsi :
A l’origine de la vie, les humains se voient représentés sous une forme à la fois double et de statut identitaire unique : ils ont quatre jambes, quatre bras, deux têtes, ils sont à la fois homme et femme.
Ces individus sont décrits comme étant particulièrement arrogants et prétentieux, parfaits, tout-puissants. Zeus ne supportant pas une telle prétention, décide d’affaiblir les androgynes en les coupant en deux. Zeus demanda ensuite à Apollon de retourner leur visage et de coudre le ventre et le nombril du côté de la coupure.
Mais ces êtres ainsi divisés regrettaient leur moitié et tentaient de s’unir à elle : ils s’enlaçaient en désirant se confondre et mouraient de faim et d’inaction, tout comme le destin de Narcisse.
Alors pour sauver l’humanité, Zeus décide de déplacer les organes sexuels à l’avant du corps : ces nouveaux être humains continuent ainsi à demeurer égaux sur le registre de l’individualité narcissique mais deviennent sexuellement et objectalement différents et complémentaires.
La représentation initiale de l’androgyne figure dans le mythe d’Œdipe au début de la mise en scène, comme le rappelle J. Bergeret dans son livre La pathologie narcissique, Freud ayant opéré une scotomisation de cette partie, s’était trouvé contraint par la suite de la rapporter en pièces détachées, illustrée par la légende de Narcisse.
Le mythe de l’Androgyne nous semble davantage illustrer cet état de complétude originaire, propre à la phase narcissique du développement (phase avant le complexe d’Œdipe, soit avant la prise en compte de notre incomplétude constitutionnelle, de la limitation de la jouissance et de l’inéluctabilité de la mort), qui caractérise notre sujet contemporain ; son problème étant qu’il ne l’a pas dépassé.
2. Insaisissable commencement :
Naissance marquée par un vide originaire, départ qui ne serait précédé d’aucun ancrage, dans cette perspective, nous pourrions penser que ce franchissement primordial n’en tomberait pas moins sous le coup d’un interdit fondamental : interdit de naissance, interdit d’émergence ?
Interdit qui ne pourrait être contourné, déjoué que par une non-communication avec soi-même : étourderie fondamentale qui placerait notre sujet contemporain dans un lieu et dans un temps faits de surgissements, radicalement déconnectés à l’égard de tout ce qui pourrait apparaître comme fondement, comme assise, comme étayage.
Dans sa quête effrénée, à la recherche de plaisirs multiples, tout se passe en effet comme si notre sujet contemporain restait pétrifié à un pur présent, comme une multiplication à l’infini de moments de commencement, comme Achille : immobile à grand pas.
Dans cette perspective, le comportement hyper-consumériste ne serait pas le fruit d’une surabondance, il naîtrait plutôt comme répétition infinie d’un franchissement reposant sur un premier pas appréhendé comme impossible ou comme manquant.
Erreur de n’être qui consiste donc à vivre malgré ce défaut d’inscription fondamentale, conduira ainsi notre contemporain à quelque preuve par l’agir, pour s’assurer qu’il est bien là.
Individu auto-suffisant, en quête de plaisirs et de l’accumulation des biens sans limite, l’idéologie « néolibérale » conforte et encourage notre sujet contemporain dans son illusion de toute-puissance, sans qu’advienne cette possibilité d’émergence en tant que sujet, puisqu’il est, comme tout le reste, chosifié : il n’est reconnu qu’en tant que « profil », au sein de l’entreprise, ce ne seront que certaines de ses compétences qui seront nécessaires, « la production de l’homme de compétences (…) vers un homme sans qualités, surface vide qui doit en permanence faire table rase de sa singularité pour devenir « un processeur d’informations », c’est-à-dire une quantité d’énergie amorphe, pouvant et devant se mouler dans les exosquelettes exigés par la macroéconomie » (Miguel Benasayag, Clinique du mal-être)
3. Fantasme d'immortalité :
L’homme contemporain n’accepte plus d’être limité, il refuse d’admettre son incomplétude constitutionnelle et donc la nécessité de l’autre, tout comme sa finitude.
PMA pour toutes, « tuer » la mort, comme l’objectif que se sont donnés les milliardaires de la Silicon Valley ou encore abolition de la différence sexuelle afin de « neutraliser la différence sexuelle pour ramener l'humanité à une forme d'indétermination primitive.» (Mathieu Bock-Côté dans son article du Figarovox «Théorie du genre : le fantasme toxique de l'autoengendrement), sont autant de moyens que la société propose afin de conforter notre contemporain dans son illusion d’autosuffisance et de toute-puissance.