Malaise dans notre civilisation

« Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi mais parfaitement justifié ». Freud, Psychologie des foules et analyse du Moi, 1921)

Tout comme Winnicott précisait qu’un « bébé seul ça n’existe pas, seul existe le couple nourricier» il s’agit de penser « la structure individu-environnement » : la psychologie individuelle est une psychologie relationnelle.

Contrairement aux approches scientistes et déshumanisantes, la psychanalyse est une discipline humaine qui prend en considération un sujet dans sa globalité somato-psychique, sa singularité, aux prises avec son environnement et propose des réponses en tenant compte de ces différents aspects.

Nous ne pouvons ignorer que nos contemporains souffrent au sein d’une société en état de liquéfaction avancée (Zygmunt Bauman) : délitement des liens élémentaires entre les hommes, individualisme triomphant, désubjectivation de l’individu, vidé de son intériorité ; un mouvement tel que nous pensons indispensable d’analyser tout d’abord les causes exogènes aux souffrances individuelles.

Notre étude porte sur l’humain, en conséquence ce sont les spécialistes des sciences humaines auxquels nous nous référons : sociologues, psychanalystes, anthropologues, philosophes et économistes.

 

1. la perte des valeurs morales et la dissolution du Surmoi :

Depuis la Libération et surtout depuis mai 1968, en rejetant l’ordre public, l’autorité, la valeur du travail, devenue valeur ringarde qui ne donne droit à aucun respect et celle du savoir, les français ont perdus progressivement du respect pour les valeurs morales. En effet, pour le sociologue Daniel Martin (Valeurs perdues, bonheur perdu), avec l’aphorisme « il est interdit d’interdire », s’en est suivi :
- la libération des mœurs
- la perte du respect d’autrui, devenu mon égal, quelque soit sa fonction, son âge, ses années d’études et en perdant le respect des autres, on perd souvent le respect de soi-même. A cette perte, s’est ajouté la perte du respect de l’Etat, grandement facilité non seulement par son laxisme puisque l’Etat fait beaucoup moins d’efforts pour faire respecter les lois républicaines et va accorder plus de protection aux délinquants qu’à leurs victimes mais également par le fait que pour susciter la confiance, avoir une certaine consistance digne à entrainer les troupes, l’exemplarité est la règle et nous ne pouvons que constater les grandes lacunes à ce sujet.
- la dévalorisation des devoirs de chacun au profit de ses droits, d’où plus d’individualisme, plus d’égoïsme et moins de civisme.
- La perte de l’engagement personnel et du sens du devoir
- La dévaluation de la religiosité, qui imposait des règles morales : nous sommes en effet passés en quarante ans d'un pays catholique, avec quelques minorités religieuses et un petit quart d'individus qui ne sont pas affiliés à un culte particulier, à un pays largement sécularisé.

Pour le philosophe André Comte-Sponville « …la morale ne relève ni d’une décision, ni d’une création. Chacun ne la trouve en lui qu’autant qu’il l’a reçue (et peu importe que ce soit de Dieu, de la nature ou de l’éducation) et ne peut en critiquer tel ou tel aspect qu’au nom de tel ou tel autre (par exemple la morale sexuelle au nom de la liberté individuelle, la liberté au nom de la justice, etc.) Toute morale vient du passé : elle s’enracine dans l’histoire, pour la société et dans l’enfance pour l’individu » (in l’esprit de l’athéisme – introduction à une spiritualité sans Dieu, 2006),

C’est la société qui a le devoir de transmettre, à chaque enfant puis à chaque adulte, les règles morales qu’elle a adoptées dans le cadre de ses valeurs fondamentales. Ce sont ces règles qui définissent le bien et le mal, le permis et le défendu, le possible et l’impossible. Ce serait une erreur de compter sur les lois pour remplacer les règles morales parce qu’il est bien plus facile de contourner une loi que de déroger à des interdits intériorisés puisque cette instance interdictrice (Surmoi) est omniprésente.

 

2. L’évolution de l’enseignement :

Sous la troisième république, les écoles transmettaient les mêmes valeurs humanistes : l’excellence, la beauté de la langue française, le respect de l’élève au maître, la morale classique d’honnêteté, le sens de la famille, une ferveur patriotique intense, la mise en valeur de l’effort individuel, le sens des responsabilités, l’éloge des grands hommes.

Puis il y a eu Mai 68 et L.Jospin en 1989, mettant « l’élève au centre » : il ne s’agit plus de transmettre des savoirs mais d’apprendre à apprendre ; l’accent est mis sur le développement et l’affirmation de la personnalité, au détriment de son effort d’écoute du professeur (qu’on ne respecte plus) et de compréhension de son enseignement, dont on doute de l’utilité. Ainsi, à force de développer la personnalité des jeunes au détriment de leurs connaissances et leurs aptitudes à les utiliser, les jeunes développent leur esprit de revendication et de critiques sans habitude de travailler dur.

Pour les élèves formés, c’est le triomphe du « Moi d’abord ».

Pour autant cette nouvelle orientation ne permet pas d’accroître les connaissances des jeunes : le dernier classement PISA de 2018 (évaluation internationale pilotée par l’OCDE des connaissances des élèves de 15 ans parmi 79 pays) fait état d’une stagnation du niveau de médiocrité des élèves de la 7ème puissance économique.

Le manque de lecture a entraîné un manque de vocabulaire et c’est même la langue française qui est massacrée. Bien que contestée, l’hypothèse de Sapir-Whorf nous paraît intéressante pour comprendre les conséquences : selon ces linguistes et anthropologues américains, la langue conditionne la vision du monde d'une communauté linguistique ou encore la langue pratiquée a une influence sur notre manière de réfléchir ; principe illustrée par le philosophe Wittgenstein : « Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde ».

Comprendre la complexité du monde actuel, nécessite de pouvoir le penser, ce qui est difficile si les mots manquent, si nous ne faisons pas l’effort de mener des recherches pour comprendre et nous savons que l’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine mène à la violence.

3. L’échec du travail de culture :

A propos de la violence, nous constatons sa montée en puissance dans notre société. En cause, les potentialités destructrices innées de l’homme que notre société peine à canaliser, témoignant là de l’échec du travail de culture.

Pour Freud, la culture est « tout ce en quoi la vie humaine s’est élevée au-dessus de ses conditions animales et ce en quoi elle se différencie de la vie des bêtes et je dédaigne séparer culture et civilisation »

Le but du lien social est précisément de maintenir en latence les pulsions de destruction : « Toute l’action qui consiste à prendre soin d’un enfant dans l’enfance ou d’un sujet à l’âge adulte, grâce aux soins des parents et des responsables de la société, a pour but essentiel de lier la destructivité » (A.Green in objets de la violence, destins de la violence, journal de la psychanalyse de l’enfant, n°18)

Ce qui fonde ce lien social, c’est un système symbolique, qui préexiste au sujet infantile et selon lequel il va lui falloir se structurer. Au fondement de cette loi, les interdits de l’inceste, du meurtre et du cannibalisme. Cette loi est transmise par ce que Lacan nomme « le père symbolique », donc différent du père « réel » qui est le géniteur et le père imaginaire.

La symbolisation est la conséquence d’un fait anthropologique : autant la maternité s’inscrit dans l’expérience sensible, autant la paternité n’est pas une certitude spontanée, elle est produite par la pensée et le langage :

« (…) ce tournant effectué de la mère vers le père désigne en outre une victoire de la spiritualité sur la sensorialité, donc un progrès culturel, car la maternité est attestée par le témoignage des sens, alors que la paternité est une hypothèse édifiée sur une déduction et un présupposé. Le pari pris d’élever le processus de pensée au-dessus de la perception sensorielle s’avère être un pas lourd de conséquences. » (Freud, L’homme Moïse et le monothéisme, 1939)

Le père symbolique, est ce tiers qui vient rompre l’unité fusionnelle mère/enfant, unité de toute puissance narcissique, il est celui qui permet à l’enfant de saisir son incomplétude constitutionnelle, celui qui introduit l’enfant dans le registre de la signification et du langage en y incorporant le désir et la loi.

4. Objectif du Surmoi : humaniser l’homme

Le surmoi est l’une des trois instances de l’appareil psychique de la seconde topique de Freud (ça-moi-surmoi), son rôle est celui d’un juge à l’égard du moi ; il se construit d’abord par identification au Surmoi des parents et ensuite par intériorisation des interdictions.
Le Surmoi a une valeur transgénérationnelle et sociale : « c’est ainsi que le Surmoi des enfants ne s’édifie pas, en fait, d’après le modèle des parents, mais d’après le Surmoi parental : il se remplit du même contenu, il devient porteur de la tradition, de toutes les valeurs à l’épreuve du temps qui se sont perpétuées de cette manière, de génération en génération » (Freud, la décomposition de la vie psychique) Porteur de la tradition, le Surmoi devient porteur de « tout l’héritage phylogénétique et de tout l’héritage du passé »

Transmetteur de la culture, le Surmoi rend compte de la répression pulsionnelle exigée par la vie sociale et la civilisation. Lorsque Freud se demande en effet par quel moyen la civilisation parvient-elle à inhiber l’agressivité de l’homme pour la rendre inoffensive, il apparaît que :

« L’agressivité se trouve introjectée, intériorisée, mais en fait renvoyée là d’où elle est venue, donc tournée vers le propre Moi. Elle y est prise en charge par une part du Moi qui s’oppose au reste sous la forme du Surmoi et dès lors en tant que « conscience morale », exerce contre le Moi la même sévère disposition à l’agressivité que le Moi aurait volontiers satisfaite aux dépens d’autres individus, autre que lui. La tension entre le Surmoi rigoureux et le Moi qui lui est soumis, nous l’appelons conscience de la culpabilité ; elle se manifeste comme besoin de punition. La civilisation maîtrise donc la dangereuse agressivité de l’individu en affaiblissant celui-ci, en le désarmant et en le faisant surveiller par une instance à l’intérieur de lui, comme une force d’occupation dans une ville conquise. » Freud, in Malaise dans la civilisation

Ainsi nous saisissons que l’enfant ne peut sortir de la phase narcissique du développement ; phase de toute-puissance infantile que s’il rencontre un Surmoi parental suffisamment solide. Hélas, nous constatons aujourd’hui qu’il est bien souvent défaillant voire inexistant ; les interdits étant souvent qualifiés d’un retour à un temps révolu. N’ayant pas intériorisés eux-mêmes les règles morales et les interdits fondamentaux, beaucoup de parents sont incapables de tenir une position structurante pour l’enfant, en tenant un interdit.

Le résultat en est le défaut de l’intériorisation de cette loi primordiale, cette loi qui permet de créer de « l’humanitude» (Ruth Menahem), c’est-à-dire une façon de se comporter, une forme possible du devenir de chaque individu lorsqu’il se montre altruiste et sociable, maîtrisé et empathique, digne et respectueux, en un mot : civilisé

5. La dissolution de la structure œdipienne

Lorsque les contraintes liées à la nécessité de trouver une issue au complexe d’Œdipe ne sont plus les organisateurs du psychisme, le risque apparaît d’un fonctionnement narcissique marqué par un fantasme d’auto-engendrement.

Le fantasme d’auto-engendrement (P-C Racamier), désigne le fantasme central de l’Antoedipe (organisation essentielle et spécifique du conflit des origines en tant qu’elle prélude à l’œdipe), « fantasme aux termes duquel le sujet se vit lui-même comme générateur de sa propre existence, le sujet s’intronise comme engendreur unique de soi-même et du monde, au lieu et place des parents et des ancêtres, ce qui tend à évincer radicalement l’Œdipe et les générations. » (Paul-Claude Racamier, Cortège conceptuel).

Cette configuration permet de faire l’économie des angoisses universelles et de maintenir une illusion de toute-puissance.

En effet, sont ici déniés : la scène originaire, la castration (=le fait de s’expérimenter limité, voué à une incomplétude constitutionnelle, mortel) et la différence des sexes.

a. Le mythe de l’Androgyne :

Il est une conception plus ancienne de la légende de Narcisse, sous une forme différente, il s’agit du mythe de l’Androgyne dont Le Banquet de Platon la présente ainsi :

A l’origine de la vie, les humains se voient représentés sous une forme à la fois double et de statut identitaire unique : ils ont quatre jambes, quatre bras, deux têtes, ils sont à la fois homme et femme.

Ces individus sont décrits comme étant particulièrement arrogants et prétentieux, parfaits, tout-puissants. Zeus ne supportant pas une telle prétention, décide d’affaiblir les androgynes en les coupant en deux. Zeus demanda ensuite à Apollon de retourner leur visage et de coudre le ventre et le nombril du côté de la coupure.

Mais ces êtres ainsi divisés regrettaient leur moitié et tentaient de s’unir à elle : ils s’enlaçaient en désirant se confondre et mouraient de faim et d’inaction, tout comme le destin de Narcisse.

Alors pour sauver l’humanité, Zeus décide de déplacer les organes sexuels à l’avant du corps : ces nouveaux être humains continuent ainsi à demeurer égaux sur le registre de l’individualité narcissique mais deviennent sexuellement et objectalement différents et complémentaires.

La représentation initiale de l’androgyne figure dans le mythe d’Œdipe au début de la mise en scène, comme le rappelle J. Bergeret dans son livre La pathologie narcissique, Freud ayant opéré une scotomisation de cette partie, s’était trouvé contraint par la suite de la rapporter en pièces détachées, illustrée par la légende de Narcisse.

Le mythe de l’Androgyne nous semble davantage illustrer cet état de complétude originaire, propre à la phase narcissique du développement (phase avant le complexe d’Œdipe, soit avant la prise en compte de notre incomplétude constitutionnelle, de la limitation de la jouissance et de l’inéluctabilité de la mort), qui caractérise notre sujet contemporain ; son problème étant qu’il ne l’a pas dépassé.

b. Insaisissable commencement :

Naissance marquée par un vide originaire, départ qui ne serait précédé d’aucun ancrage, dans cette perspective, nous pourrions penser que ce franchissement primordial n’en tomberait pas moins sous le coup d’un interdit fondamental : interdit de naissance, interdit d’émergence ?

Interdit qui ne pourrait être contourné, déjoué que par une non-communication avec soi-même : étourderie fondamentale qui placerait notre sujet contemporain dans un lieu et dans un temps faits de surgissements, radicalement déconnectés à l’égard de tout ce qui pourrait apparaître comme fondement, comme assise, comme étayage.

Dans sa quête effrénée, à la recherche de plaisirs multiples, tout se passe en effet comme si notre sujet contemporain restait pétrifié à un pur présent, comme une multiplication à l’infini de moments de commencement, comme Achille : immobile à grand pas.

Dans cette perspective, le comportement hyper-consumériste ne serait pas le fruit d’une surabondance, il naîtrait plutôt comme répétition infinie d’un franchissement reposant sur un premier pas appréhendé comme impossible ou comme manquant.

Erreur de n’être qui consiste donc à vivre malgré ce défaut d’inscription fondamentale, conduira ainsi notre contemporain à quelque preuve par l’agir, pour s’assurer qu’il est bien là.

Individu auto-suffisant, en quête de plaisirs et de l’accumulation des biens sans limite, l’idéologie « néolibérale » conforte et encourage notre sujet contemporain dans son illusion de toute-puissance, sans qu’advienne cette possibilité d’émergence en tant que sujet, puisqu’il est, comme tout le reste, chosifié : il n’est reconnu qu’en tant que « profil », au sein de l’entreprise, ce ne seront que certaines de ses compétences qui seront nécessaires, « la production de l’homme de compétences (…) vers un homme sans qualités, surface vide qui doit en permanence faire table rase de sa singularité pour devenir « un processeur d’informations », c’est-à-dire une quantité d’énergie amorphe, pouvant et devant se mouler dans les exosquelettes exigés par la macroéconomie » (Miguel Benasayag, Clinique du mal-être)

c. Fantasme d’immortalité :

L’homme contemporain n’accepte plus d’être limité, il refuse d’admettre son incomplétude constitutionnelle et donc la nécessité de l’autre, tout comme sa finitude.

PMA pour toutes, « tuer » la mort, comme l’objectif que se sont donnés les milliardaires de la Silicon Valley ou encore abolition de la différence sexuelle afin de « neutraliser la différence sexuelle pour ramener l'humanité à une forme d'indétermination primitive.» (Mathieu Bock-Côté dans son article du Figarovox «Théorie du genre : le fantasme toxique de l'autoengendrement), sont autant de moyens que la société propose afin de conforter notre contemporain dans son illusion d’autosuffisance et de toute-puissance.

6. Aspects économiques :

Dans l’état d’esprit des principes de 1789, est apparu le libéralisme, qui, en maintenant les valeurs traditionnelles, réclamait la liberté politique (en défendant la démocratie et les libertés individuelles), religieuse et économique (en défendant la libre entreprise et la liberté du marché). Dans le libéralisme, l’économie est au service de l’homme.

Le néolibéralisme, n’en constitue pas une simple évolution et adaptation mais correspond à une mutation majeure et profonde. Mise en place dans les années 80, en particulier avec M.Tatcher et R .Regan, elle affirme la suprématie de l’économie et du marché sur les valeurs humaines.

Il s’agit d’accorder un maximum de droits individuels, favorisant l’individualisme et l’hédonisme au détriment du devoir collectif et des valeurs traditionnelles afin que les individus continuent d’apporter leur participation et accepte les réformes majeures.

Qu’importe en effet que l’individu soit sans racine, sans valeurs, inculte ou sans histoire, pourvu qu’il soit au service de la machine productive.

Pour Pierre Dardot et Christian Laval, le néolibéralisme structure non seulement « l'économie », mais l'ensemble des activités sociales au point de constituer:
« Une certaine norme de vie dans les sociétés occidentales (...). Cette norme enjoint à chacun de vivre dans un univers de compétition généralisée, (...) [et] transforme jusqu'à l'individu, appelé désormais à se concevoir comme une entreprise » (La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale).

Il en résulte pour notre contemporain, une perte des repères moraux traditionnels. Egalité des droits ne voulaient pourtant pas dire égalité des faits. La vie doit à présent s’organiser en dehors de tout jugement de valeur, selon les lois du libre marché, tout est transformé en marchandise, jusqu’à l’individu lui-même : si certains résistent pour conserver leur culture et ne pas être pris dans les rouages de la machine économique, la plupart des individus s’y soumettent selon le principe d’adaptation à la réalité.

7. Société contemporaine et souffrances individuelles :

a. Problématique identitaire :

Un sujet se conçoit et se construit avec son environnement, « le centre de gravité de l’individu ne naît pas à partir de l’individu. Il se trouve dans un ensemble environnement-individu » (Winnicott, L’angoisse liée à l’insécurité, 1952), c’est l’environnement qui structure l’individu, c’est par le regard de l’autre que se construit l’identité (cf : le narcissisme naît dans le regard de l’autre) et nous constatons un phénomène tout à fait surprenant qui est cette inversion des données : le sujet tente à présent de se construire sans tenir compte de son environnement, pour demander ensuite, la reconnaissance de cette construction par l’autre, toujours indispensable :

« La caractéristique fondamentale de la personnalité contemporaine serait l’effacement de cette structuration par l’appartenance. L’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société. Le premier individu à pouvoir se permettre, de par l’évolution même de la société, d’ignorer qu’il est en société. Il ne l’ignore pas, bien évidemment, au sens superficiel où il ne s’en rendrait pas compte. Il l’ignore en ceci qu’il n’est pas organisé au plus profond de son être par la précédence du social et par l’englobement au sein d’une collectivité avec ce que cela a voulu dire, millénairement durant, de sentiment de l’obligation et de sens de la dette. L’individu contemporain, ce serait l’individu déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout, l’individu pour lequel il n’y a plus de sens à se placer au point de vue de l’ensemble. » Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, 2002

Pensant s’affranchir de la nécessité de l’autre, des codifications sociales pour toujours plus de liberté, en l’absence de normes et de valeurs qui soutiennent un individu et permettent une certaine solidité interne, le sujet contemporain est en réalité d’autant plus assujetti puisqu’en l’absence d’une structuration interne solide, le regard de l’autre devient une impérieuse nécessité pour pallier au vide qui le structure.

b. Culte de la performance :

L’accent est mis sur l’individu performant : un individu capable de toujours faire mieux, toujours se dépasser, de s’adapter à un monde instable et imprévisible et d’être heureux. Place à l’action, le sujet contemporain, à présent libre et conquérant se voit ainsi saisi d’une mission, celle de prendre sa vie en main pour obtenir richesse, gloire et beauté, sur fond d’utopie égalitaire.

En effet, la société lui dit que tout est possible mais que c’est à lui de faire des choix et de se dépasser, la puissance est en lui ; une puissance individuelle d’autant plus sacralisée que l’impuissance collective semble s’imposer.

Alors notre contemporain, dans sa fragilité, ses tremblements, sa condition humaine tout simplement, se trouve rapidement dépassé : il ne dispose pas en réalité, des moyens nécessaires pour accéder aux buts valorisés par la société.

Il sera ainsi en proie à un sentiment d’insuffisance et de culpabilité d’insuffisance, au mal-être et à la dépression, conséquences directes de la dichotomie entre le Moi (qui je suis) et l’Idéal du Moi (l’idéal que j’ai de moi et des idéaux imposés par la société.)

c. Souffrance au travail :

L’impact de l’économie sur le fonctionnement psychique peut s’apprécier au regard du travail. En effet, comme le mentionne Christophe Dejours, professeur titulaire de la chaire de Psychologie du travail au CNAM, dans son article Travail, modernité et psychanalyse, il est en effet possible de localiser des situations où le fonctionnement psychique est directement soumis à l'épreuve du réel de l'économique, à l'évolution des rapports de domination dans la société et où l'on voit comment la domination sociale se reproduit à l'intérieur du fonctionnement psychique individuel. Cette clinique, nous dit-il, est celle du travail : il constitue le médiateur central entre fonctionnement psychique et économie.

Ce sont par les nouvelles méthodes de management, les nouvelles formes d’organisation et de gestion des entreprises que l’économique parvient à avoir une prise sur le fonctionnement psychique, nous dit Christophe Dejours et de préciser « très précisément (…) par l'évaluation individuelle des performances et les contraintes individualisées de rentabilité. »

Chaque travailleur est en effet soumis à l’évaluation de sa performance, de sa productivité et de sa rentabilité : pour atteindre l’objectif, Il faut toujours aller plus vite, toujours se dépasser, sous peine de ne plus être rentable donc inutile et remercié : l’évaluation des performances devient une menace et force est de constater que ce système fonctionne.

Mais un système ne fonctionne pas tout seul : pour que le système de management fonctionne, il faut des personnes pour le mettre en place, l’adapter dans chaque entreprise, chaque service, chaque poste de travail. Il faut ensuite des personnes pour assurer sa pérennité, son efficacité et son emprise et Christophe Dejours de préciser « Beaucoup de gens collaborent à son succès. Pas seulement des cadres de direction mais aussi des cadres subalternes, des techniciens, des contremaîtres, voire des opérateurs de la base. Pour que le système fonctionne, il faut aussi des masses de formateurs pour préparer les uns à subir, les autres à exercer l'évaluation, voire pour faire passer dans de nombreuses situations de travail des méthodes proches de l'évaluation que sont la “qualité totale” ou “l'auto-contrôle”. De fait on est inévitablement conduit à reconnaître que des masses de braves gens sont, dans le cadre de la modernité néo-libérale, invités à apporter, dans le travail, par le travail et pour le travail, leur concours à des actes qui consistent à intimider autrui, à menacer, à faire peur, mais aussi à dresser la liste des futurs licenciés, à mettre au point des “plans sociaux”, à effectuer les dégraissages d'effectifs, à faire des “crocs en jambe” aux collègues, etc. c'est-à-dire à commettre des actes injustes contre autrui. »

Souffrance éthique :

Lorsqu’un sujet accepte sa participation à un système alors qu’il est contraire à ses valeurs morales, il doit faire la douloureuse expérience de sa faiblesse morale, que sa peur d’être victime de ce système fait de lui un lâche qui s’incline sans contester et qui participe à sa réussite.

Cette souffrance, Christophe Dejours, la nomme souffrance éthique : « cette souffrance, je la qualifierais de souffrance éthique, c'est-à-dire de souffrance spécifiquement en rapport avec le conflit moral dans lequel je suis pris »

Cette adhésion provoque également une angoisse provoquée par un doute radical sur la personne elle-même, sur ses convictions, ses choix, une perte de son identité, voire une décompensation psychopathologique et Christophe Dejours de préciser : « Et c'est ce qui arrive : certains sujets ne parviennent pas à contrôler cette angoisse et basculent dans la dépression. Parmi eux, certains aujourd'hui se suicident. »

Mais il s’agit là d’une minorité, puisque la plupart des personnes parviennent très bien à s’y adapter, non qu’ils n’aient pas de conscience morale, mais ils y parviennent grâce à des stratégies défensives appelées stratégies collectives de défense « Il s'agit de défenses contre la souffrance qui ont la particularité d'être bâties et entretenues collectivement, grâce à un intense travail de construction de règles qui encadrent les comportements, les discours, les interdits, etc. (…) Elles ont en commun d'engourdir la conscience morale, (…) On parvient ainsi à cliver le fonctionnement cognitif soumis aux seules épreuves de la rationalité instrumentale (efficacité, productivité, qualité, etc.), de la pensée réflexive, sur la portée de son propre comportement vis-à-vis de l'autre, pensée qui est neutralisée, paralysée, engourdie » (Christophe Dejours, Travail, modernité et psychanalyse »

Du paradoxe des attentes :

Autrefois source d’épanouissement, le travail devient aujourd’hui de plus en plus « risqué », la mise en place de la prévention des risques psychosociaux en témoigne : la notion de « risques » renvoie à la notion de danger et le problème devient grave puisque le travail peut aussi tuer, comme en témoigne la série de suicides chez Orange en 2014.

Paradoxalement, nos contemporains attendent aujourd’hui, beaucoup du travail, beaucoup plus qu’il ne peut leur offrir.

Cette attente démesurée, est une réponse nous semble-t-il à un contexte de délitement des liens, de frustrations grandissantes (conséquences directes entre la dichotomie des buts valorisés par la société et les moyens pour y parvenir), d’absences de projets et de rêves de nos contemporains : ils souhaitent que le travail vienne compenser le reste de leur vie, « Ils y nourrissent l’espoir non pas seulement de survivre dans un contexte, mais de pouvoir enfin produire du contexte pour vivre. » (Yves Clot dans son article Clinique du travail et de l’activité.)

Paradoxe que constate également le journaliste, essayiste et philosophe André Gorz, « jamais la fonction irremplaçable, indispensable du travail en tant que source de lien social, de cohésion sociale, d’intégration, de socialisation, d’identité personnelle, de sens n’aura été invoquée aussi obsessionnellement que depuis qu’il ne peut remplir aucune de ces fonctions. »