Contexte de la prise en charge de la souffrance psychique en France :

Avant d’aborder les principales approches thérapeutiques, posons tout d’abord le cadre de cette prise en charge, en abordant deux idéologies dominantes dans notre société : le scientisme et le néolibéralisme, ceci, afin  de mieux saisir non seulement l’objet mais aussi l’objectif de chaque thérapie :

 

Le scientisme :

Le scientisme, issu du positivisme, est une idéologie selon laquelle, tous les problèmes qui concernent l’humanité peuvent être résolus selon le paradigme de la méthode scientifique. Il s’agit dès lors d’ « organiser scientifiquement l’humanité» (Ernest Renan) ; l’esprit et les méthodes scientifiques devant être étendues à tous les domaines de la vie intellectuelle et morale.

La connaissance scientifique est ici considérée comme la connaissance absolue, elle est la seule source fiable de savoir sur le monde, par opposition à toutes les autres formes de savoir.

L’espoir du scientisme est que les progrès de la science supprimeront toute la part d’inconnu dans le monde et dans l’homme.

Le terme scientisme a été employé pour la première fois par le biologiste Félix Le Dantec (1869-1917), qui le lança notamment dans un article paru en 1911 dans la Grande Revue :

« Je crois à l'avenir de la Science : je crois que la Science et la Science seule résoudra toutes les questions qui ont un sens ; je crois qu'elle pénétrera jusqu'aux arcanes de notre vie sentimentale et qu'elle m'expliquera même l'origine et la structure du mysticisme héréditaire anti-scientifique qui cohabite chez moi avec le scientisme le plus absolu. Mais je suis convaincu aussi que les hommes se posent bien des questions qui ne signifient rien. Ces questions, la Science montrera leur absurdité en n'y répondant pas, ce qui prouvera qu'elles ne comportent pas de réponse. »

Le scientisme a envahi aujourd’hui tous les domaines de la vie : la santé mentale, l’éducation, l’économie, le gouvernement, etc.

Pour apprécier l’état d’esprit des adeptes du scientisme, prenons le domaine de l’éducation et citons la réponse du psychologue cognitiviste et neuroscientifique Stanislas Dehaene, président du Conseil scientifique de l’enseignement,  « au problème difficile » de la conscience que se pose Chalmers.

Rappelons tout d’abord que le problème difficile de la conscience pour Chalmers est celui qui se heurte à la question : pourquoi certains organismes sont-ils les sujets d’expériences de conscience phénoménale ? C’est-à-dire comment expliquer la subjectivité de la conscience, conçue à priori comme ineffable ? Pourquoi, en d’autres termes les qualia, ces émotions, ces sentiments, toutes ces qualités ressenties de certains de nos états mentaux lors d’expériences conscientes? Pourquoi ne sommes nous pas tout simplement des robots effectuant des tâches cognitives ?

Face à ce questionnement, réponse de Stanislas Dehaene:

« Une fois revisité à l’aune des neurosciences cognitives et de l’informatique, le problème difficile de Chalmers s’évaporera sans laisser de traces. Ce ne sera pas la première fois que la science remettra en cause nos intuitions les plus sûres (pensez au lever de soleil, qui est en fait une rotation de la Terre dans le sens opposé). Dans quelques décennies, la notion même de qualia, ces quanta d’expérience pure, dépourvus de tout rôle dans le traitement de l’information, sera considérée comme une idée étrange de l’ère préscientifique... » (Le code de la conscience, S.Dehaene)

Les adeptes du scientisme en santé mentale, ce sont par exemple les « experts » de la fondation FondaMental,  « Hébergés au sein de services hospitaliers, construits autour d’équipes pluridisciplinaires, spécialisées par pathologie, ces centres  utilisent tous les mêmes standards d’évaluation et s’attachent à faire bénéficier les patients des approches diagnostiques et thérapeutiques les plus innovantes, dans le délai le plus court possible », et permet d’identifier « pour chaque patient les anomalies biologiques à l’origine de sa maladie, afin de poser un diagnostic précis  à partir d’une simple prise de sang, d’une imagerie cérébrale, pour lui donner d’emblée le traitement le plus efficace ».

Les souffrances de l’être étant appréciées dorénavant selon le modèle de la maladie organique, la démarche diagnostique et thérapeutique sera la même que pour toute autre anomalie du corps : Plus de place dès lors pour la singularité : il s’agit de standardiser le vivant, le patient en souffrance, est conçu sans intériorité et sans histoire personnelle, réduit à sa pathologie dont l’origine est forcément génétique ou biologique.

Vision extrêmement réductionniste de l’être puisque l’homme est un être bio-psycho-social : dans les manifestations de sa souffrance, son psychisme n’est pas séparable de son environnement (culturel, social, professionnel) et de son histoire.

Mais surtout, avec le scientisme, on s’est détourné, comme le constate Husserl, des questions qui pour une humanité authentique, sont des questions décisives.

En effet, les sciences dites « dures » n’apportent aucune réponse face au mal profond de vivre de nos contemporains, aucune réponse à la souffrance existentielle face au tragique de notre condition humaine, aucun repère pour donner du sens à une vie qui semble de plus en plus insensée.

« Dans la détresse de notre vie, cette science n'a rien à nous dire. Les questions qu'elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l'absence de sens de toute cette existence humaine. » (Husserl, La Krisis)

Les sciences resteront des données abstraites et aucune réalité humaine n’est réductible à cela.

 

L’idéologie néolibérale :

Mise en place dans les années 80, M. Thatcher en avait fixé l’objectif : « Economics are the method. The object is to change the soul »

Ceci est important, et nous allons voir comment la loi du marché est parvenue à rentrer, insidieusement, à l’intérieur de nos cerveaux, mais aussi, parce qu'il faut comprendre que le néolibéralisme ne structure pas seulement l’économie, mais l’ensemble des activités sociales au point de constituer « Une certaine norme de vie dans les sociétés occidentales (...). Cette norme enjoint à chacun de vivre dans un univers de compétition généralisée, (...) [et] transforme jusqu'à l'individu, appelé désormais à se concevoir comme une entreprise » ( C.Laval, P. Dardot, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale).

Le psychiatre Mathieu Bellashen, dans son livre La santé mentale, vers un bonheur sous contrôle, s’est intéressé à l’évolution du concept de santé mentale. Ainsi constate-t-il à travers la nouvelle définition de la santé mentale, que les normes de l’idéologie néolibérale se trouvent à l’intérieur même de sa définition :

Ainsi, pour l’Organisation Mondiale de la Santé :

« La santé mentale et le bien-être mental sont des conditions fondamentales à la qualité de la vie, à la productivité des individus, des familles, des populations et des nations, et confèrent un sens à notre existence tout en nous permettant d’être des citoyens à la fois actifs et créatifs », (2005)

Puis l’OMS précise en 2018 : « La santé mentale est un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté. Dans ce sens positif, la santé mentale est le fondement du bien-être d’un individu et du bon fonctionnement d’une communauté. »

Pour le Centre d’analyse stratégique, il estime qu’ « Une personne en bonne santé mentale est quelqu’un qui se sent suffisamment en confiance pour s’adapter à une situation à laquelle elle ne peut rien changer » (2010)

Quant au livre vert de l’Union Européenne, nous pouvons lire que la prise en compte de la santé mentale permet d’ « d’améliorer la disponibilité des ressources économiques » (2005)

Ainsi, à travers l’évolution du concept, nous saisissons qu’il s’agit moins de la santé mentale des individus dont il est question mais davantage de la santé d’un modèle économique et social, en l’occurrence, le système néolibéral.

La santé mentale ne s’intéresse plus seulement aux maladies mentales, définies par un ensemble de symptômes, mais elle inclut aussi désormais  la capacité de s’adapter à un système puisque derrière le bien-être, c’est le degré de consentement et de soumission des individus au modèle néolibéral qui est ainsi en réalité mesuré.

Ainsi, aujourd’hui « La santé mentale dans sa forme actuelle est un processus de normalisation visant à transformer le rapport des individus, des groupes et de la société dans le sens d’une adaptation à une économie concurrentielle vécue comme naturelle » (Mathieu Bellashen, La santé mentale, vers un bonheur sous contrôle, 2014)

 

Comment cette adaptation peut-elle être vécue comme naturelle ?

Dans son article, Les mécanismes psychosociaux de l’aliénation néolibérale, le psychiatre Olivier Labouret s’est demandé comment la loi du marché était parvenue à rentrer, sournoisement, à l’intérieur de nos cerveaux.

C’est ainsi, qu’il constate que le gouvernement ne se contente plus de travailler avec des économistes mais avec  des neuro-économistes : ce sont des économistes qui ont rajouté d’autres cordes à leur arc, à savoir les techniques comportementales et les neurosciences, afin de pourvoir véritablement « rentrer dans le cerveau du consommateur » pour orienter et influencer les choix économiques.

Ainsi, « l’idéologie comportementale et cognitive, qui considère que l’individu, réduit à un instrument de traitement de l’information, peut être conditionné dans ses choix par un ensemble de sanctions et de récompenses, la bonne vieille méthode de la carotte et du bâton, est devenue une idéologie d’Etat pour les gouvernements néolibéraux : à travers un ensemble de techniques de propagande, il leur est possible aujourd’hui non seulement de conformer le comportement de chacun aux normes du marché, mais surtout de favoriser leur intégration cognitive, pour en faire une loi naturelle, incontestable... Quiconque y déroge, dorénavant, peut être ainsi déclaré objectivement, scientifiquement, souffrant sinon malade, et relever d’un traitement psychologique, et médical. » (Oliver Labouret, Les mécanismes psychosociaux de l’aliénation néolibérale)

Nathalie Neyrolles, 2 juin 2020