L'aire culturelle, un espace de repos soulageant l'être du tragique de sa condition :

« La vie, ce fardeau qui nous est imposé, est trop lourde pour nous, elle nous apporte trop de souffrances, de déceptions, de problèmes insolubles », (Freud, in Malaise dans la civilisation, 1930)

Entre le sentiment d’omnipotence, donnant à l’enfant l’illusion de créer le monde et la prise en compte de la réalité, c’est-à-dire accepter le tragique de notre condition humaine et de notre funeste destinée, il existe une aire intermédiaire d’expérience, un espace de repos qui soulage l’être de sa condition.

Cette troisième aire, Winnicott l’appelle l’aire intermédiaire d’expérience, un espace potentiel, elle est une aire de créativité qui n’est pas contestée :

« Nous supposons ici que l’acceptation de la réalité est une tâche sans fin et que nul être humain ne parvient à se libérer de la tension suscitée par la mise en relation de la réalité du dedans et de la réalité du dehors ; nous supposons aussi que cette tension peut être soulagée par l’existence d’une aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas contestée (arts, religion, etc.). Cette aire intermédiaire est en continuité directe avec l’aire de jeu du petit enfant « perdu » dans son jeu » (Winnicott, jeu et réalité)

L’illusion est à l’origine de cet espace potentiel : le bébé se vit comme créateur du monde et cette expérience servira de matrice à son rapport au monde qu’il entretiendra tout au long de son existence.

Cette expérience d’omnipotence originaire est rendue possible grâce à la complicité de la mère, qui s’adapte parfaitement aux besoins de son enfant. Lorsque la faim de son enfant se manifeste, elle propose au bon moment son sein, donnant ainsi l’impression à l’enfant qu’il a créé et trouvé le sein.

Pour illustrer cette idée, D.W.Winnicott propose d’imaginer un bébé qui n’aurait pas été encore nourri :

"La faim se manifeste et le bébé est prêt à avoir l’idée de quelque chose. Il est prêt à créer une source de satisfaction à partir du besoin, mais il n’y a pas d’expérience précédente pour lui montrer à quoi s’attendre. Si, au moment précis où le bébé s’attend à quelque chose, la mère offre le sein et si elle lui permet de prendre son temps et d’explorer avec la bouche et les mains, peut-être avec son odorat, le bébé « crée » exactement ce qui se présente. Finalement, il a l’illusion que ce sein réel est exactement l’objet qui a été créé à partir du besoin, de l’envie et des premières pulsions d’un amour primitif. La vue, l’odeur, le goût sont mémorisés quelque part et au bout d’un certain temps le bébé peut créer un objet qui ressemble exactement au sein que la mère lui offre. Un millier de fois avant le sevrage, la mère peut exactement offrir cette introduction particulière à la réalité extérieure. Un millier de fois, le sentiment existe que ce qui était désiré a été créé et trouvé." (D.W Winnicott, Le bébé en tant que personne, dans L’enfant et le monde extérieur, 1947)

C’est à partir de cette expérience d’omnipotence, donnant à l’enfant l’impression qu’une réalité conforme à ses désirs, existe, que l’enfant sera capable de frustration et de parvenir même un jour à l’opposé de l’omnipotence et d’avoir le sentiment de n’être qu’une petite poussière dans l’univers.

Entre l’illusion d’omnipotence et le sentiment de n’être qu’une poussière dans l’univers, un espace de créativité, un espace qui se situe entre créativité primaire et la perception objective basée sur l’épreuve de la réalité ; passage fondamental au cours du développement de l’enfant où il s’agit de passer d’une continuité sans limite entre deux êtres à une continuité entre deux êtres contigus, du subjectivement conçu à l’objectivement perçu. Cette aire intermédiaire d’expérience (entre réalité interne et réalité externe), subsistera tout au long de la vie ; elle se transformera en aire transitionnelle puis en aire culturelle.

La créativité est une réponse face à la réalité « offensante » ; elle est inhérente au fait de vivre et revêt d’un caractère universel. Il s’agit de penser la créativité dans une acceptation très large, c’est-à-dire qu’il s’agit moins ici de penser la créativité en la réduisant à la création artistique mais davantage à un mode créatif de perception, de penser à cette créativité qui permet à l’individu une certaine approche de la réalité extérieure, à sa façon singulière d’être au monde, celle qui lui permet d’agir sur le monde, lui donnant ainsi le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue .

« Quelque soit la définition (de la vie) que nous adoptions, elle doit comporter l’idée que la vie vaut ou non d’être vécue selon que la créativité fait ou non partie de l’expérience de tout être vivant. Pour être créatrice, une personne doit exister et avoir le sentiment d’exister, non de manière consciente, mais comme une base qui lui permet d’agir. La créativité est alors un faire qui est issue d’un être. Elle indique que celui qui existe, est vivant. La pulsion peut être au repos, mais quand le mot “faire” est bien employé, la créativité est déjà là. … La créativité, alors, est la capacité de conserver tout au long de la vie quelque chose qui est propre à l’expérience du bébé : la capacité de créer le monde. » 

Dans le cas contraire, l’individu se laisse écraser continuellement par soumission au monde qui empiète sur lui, il est incapable de vivre de façon créative et doute de la valeur de la vie :

« Ce qui s’oppose un tel mode de perception, c’est une relation de complaisance soumise envers la réalité extérieure : le monde et tous les éléments sont alors reconnus mais alors seulement comme étant ce à quoi il faut s’ajuster et s’adapter. La soumission entraîne chez l’individu un sentiment de futilité, associé à l’idée que rien n’a d’importance » (La créativité et ses origines, dans Jeu et réalité, D.W.Winnicott)