à l'origine de la construction de soi : le regard de l'autre :

 

En 1914, dans son texte « Pour introduire le narcissisme », Freud distingue libido du moi et libido d’objet, lesquelles entretiennent un rapport inversement proportionnel : « plus l’une absorbe, plus l’autre s’appauvrit » (p 83), et définit le narcissisme comme l’investissement libidinal du moi, présent de façon permanente chez tout un chacun.

Freud reconnaît alors deux narcissismes, le narcissisme primaire et le narcissisme secondaire :

Le narcissisme primaire, est un présupposé théorique nécessaire, puisqu’il n’existe, à l’origine, pas d’unité comparable au moi :

« Le narcissisme primaire de l’enfant, dont nous avons supposé l’existence et qui constitue l’une des présuppositions de nos théories sur la libido, est moins facile à saisir par l’observation directe qu’à confirmer par un raisonnement récurrent », nous dit Freud en 1914, dans son article Pour introduire le narcissisme

Le narcissisme primaire défini par Freud est l’état du moi contenant toute la libido disponible. Notons que le narcissisme se définit comme l’investissement de la libido sur le moi et que nous avons précédemment rappelé qu’il n’y a, à cette période, pas de moi, c’est pourquoi nous pourrions considérer cette phase de pré-narcissique)

«Tout ce que nous savons [de la libido] concerne le moi où s’accumule, au début, toute la charge disponible de libido. C’est à cet état de choses que nous donnons le nom de narcissisme primaire absolu(…). Durant toute la vie, le moi demeure le grand réservoir d’où les investissements libidinaux partent vers les objets et où ils sont ramenés, à la manière d’une masse protoplasmique qui pousse ou retire ses pseudopodes » précise-t-il dans l’Abrégé de psychanalyse en 1938

Le narcissisme secondaire est un stade situé entre l’auto-érotisme et la relation d’objet

« Je n’avais tout d’abord distingué que deux phases : celle de l’auto-érotisme(…) ; ensuite celle de la concentration de toutes les pulsions partielles sur le choix d’objet(…) on sait que l’analyse de la paraphrénie nous a obligés à insérer entre ces phases le stade du narcissisme, dans lequel le choix d’objet a déjà eu lieu, mais cet objet coïncide encore avec le moi propre » nous dit Freud dans son article La disposition à la névrose obsessionnelle, en 1913

Le narcissisme secondaire se construit grâce au retour de la libido retirée aux objets :

«Ce narcissisme, qui est apparu en faisant rentrer les investissements d’objets, nous voilà donc amenés à le considérer comme un état secondaire construit sur la base du narcissisme primaire que de multiples influences on obscurci » écrit Freud dans son article Pour introduire le narcissisme.

Et de préciser « quelque chose, une nouvelle action psychique, doit venir s’ajouter à l’auto-érotisme pour donner forme au narcissisme » (ibid., p 84) en faisant allusion à ce moment fondateur.

Et c’est en commentant cet article de Freud, que Lacan reprendra cette phrase énigmatique et remplacera « nouvelle action psychique » par « forme ». Il admet que le narcissisme est indissociable de la constitution de l’image de soi et qu’il en figure les modalités d’investissement libidinal.

Pour Lacan, le moi naît dans l’aliénation passionnelle à une image.

Conceptualisé en 1949 dans son célèbre article « le stade du miroir comme formateur du Je » ce moment constitué de trois étapes « marquerait un moment génétique fondamental, la constitution de la première ébauche du moi » (Laplanche et Pontalis, 1967) en aboutissant à la reconnaissance par l’enfant de sa propre image dans le miroir, représentation de son propre corps maintenant perçu comme une totalité unifiée.

L’image du corps est donc structurante pour l’identité du sujet qui y réalise son identification primordiale, le moi naissant dans l’aliénation à cette image :

« Ce rapport érotique où l’individu humain se fixe à une image qui l’aliène à lui-même, c’est là l’énergie et c’est là la forme d’où prend origine cette organisation passionnelle qu’il appellera son moi » (Lacan, 1948)

C’est donc l’image spéculaire qui donne à l’enfant la représentation de la forme de son corps ainsi que de la relation de son corps à la réalité environnante ; reconnaissance imaginaire donc, qui provoque la jubilation de l’enfant de se trouver pris dans une forme. Il y a là, pour Lacan, quelque chose d’ordre essentiellement narcissique au sens d’une jouissance de soi, l’image du sujet se trouvant immédiatement prise dans l’investissement libidinal.

Mais cette reconnaissance de l’enfant dans le miroir ne peut se réaliser sans la présence de la mère : pour que l’enfant prenne conscience que le reflet dans le miroir c’est lui, la présence de l’autre est fondamentale.

Lorsque l’enfant regarde le miroir et constate son reflet, il ne sait pas encore qu’il s’agit de lui. Alors il regarde sa mère, comme s’il voulait lui demander d’authentifier sa découverte et c’est dans le regard de sa mère qui le porte et dans sa confirmation d’un « c’est toi » qui donnera un « c’est moi ».

Pour résumer la pensée lacanienne, Marie-Claude Lambotte dit « Se voir dans une identification au regard de l’autre porté sur soi résumerait l’enjeu du stade du miroir dont les effets de bonne ou de mauvaise image détermineront la problématique narcissique » (1993).

Ce regard fondamental, nécessaire à la construction de l’être sera repris par D.Winnicott, dans son article « le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant» en 1971.

Dans ce texte, D.Winnicott, qui se dit avoir certainement été influencé par l’article de Lacan à propos du stade du miroir, en propose une approche différente : « le précurseur du miroir, c’est le visage de la mère(…) lors des premiers stades du développement émotionnel, l’environnement, que le petit enfant ne sépare pas encore de lui-même, joue un rôle essentiel »

L’environnement est indissociable de l’enfant puisque, précise-t-il « un bébé n’existe pas », il n’existe qu’un individu en relation avec le monde extérieur. L’individu a cessé d’être une unité pour être un ensemble environnement-individu : le couple nourricier : « le centre de gravité de l’individu ne naît pas à partir de l’individu. Il se trouve dans un ensemble environnement-individu » dit Winnicott en 1952 dans son article L’angoisse liée à l’insécurité.

Après un bref rappel des caractéristiques de l’environnement afin de définir les conditions suffisamment bonnes pour qu’un individu se développe qui impliquent : le holding (la manière dont l’enfant est porté), le handling (la manière dont il est traité, manipulé), l’object-presenting (le mode de présentation de l’objet), ce qui intéresse particulièrement Winnicott c’est ce que regarde l’enfant dans cette configuration bébé-environnement. « Peut-être un bébé au sein ne regarde-t-il pas le sein. Il  est plus vraisemblable qu’il regarde le visage » et Il questionne « que voit le bébé quand il tourne son regard vers le visage de sa mère ? Généralement ce qu’il voit c’est lui-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit » ; et de préciser « si personne ne se trouve là pour faire fonction de mère, le développement se trouve infiniment compliqué »

Afin d’expliciter ses propos, Winnicott prend « le cas du bébé dont la mère ne reflèterait que son propre état d’âme ou pis encore, la rigidité de ses propres défenses. Dans un cas semblable, que voit le bébé ? (…) nombre de bébés se trouvent trop longtemps confrontés à l’expérience de ne pas recevoir en retour ce qu’ils sont en train de donner. Ceux-là regardent mais ne se voient pas eux-mêmes »  et il poursuit « la perception laisse place à l’aperception »

Le bébé est contraint de compenser ce manque de réflexion par des stratégies de compréhensions à l’égard de la mère ; cherchant ainsi à deviner « le temps qu’il va faire », il devient bébé météo. Lorsque le bébé prévoit l’orage il ne peut que s’effacer pour contrer l’effondrement : « la menace d’un chaos se précise et le bébé organise son retrait ou ne regarde rien, sinon pour percevoir et cette perception devient une défense »

Cette description est à la base des travaux contemporains sur les effets des dépressions maternelles sur l’enfant, et de la description du « complexe de la mère morte » par André Green.

La mère morte dont il s’agit ici, ce n’est pas la mère absente qui va faire son shopping trop longtemps ! C’est une mère qui est abîmée dans un deuil et qui, de ce fait, a désinvesti son bébé. La mère source de vitalité pour l’enfant devient, de ce fait, une figure atone, quasi inanimée.